8.

 

Je me suis réveillé en fin d’après-midi. Je devinais un ciel bleu et un coucher de soleil étincelant. Azriel n’était pas dans la maison. Je me levai, m’emmitouflai dans ma plus grosse robe de chambre et me mis à sa recherche – dans la salle de bains et l’arrière-cuisine. Il n’y était pas. Je me souvenais qu’il avait parlé d’aller marcher dans la neige, mais son absence me préoccupait.

Dans l’âtre reposait une grande marmite de soupe de pommes de terre et de carottes ; je n’avais donc pas rêvé cette histoire. Quelqu’un était venu. J’éprouvais une vague nausée ; je n’avais pas encore les idées claires.

Je baissai les yeux vers mes pieds, couverts d’épaisses chaussettes de laine à semelle de cuir qu’il avait dû m’enfiler. Je me dirigeai vers la porte. Il me fallait le trouver, savoir où il était. J’étais terrifié à l’idée qu’il soit parti.

J’enfilai mes grosses bottes et mon manteau, un énorme vêtement très encombrant conçu pour couvrir les plus gros chandails, puis j’ouvris la porte.

Le soleil mourant étincelait encore sur la neige lointaine des montagnes, mais le ciel avait perdu sa clarté. Le monde était gris et blanc, terne et métallique.

Je ne le vis nulle part. L’air était paisible, comme lorsque le vent tombe. Des chandelles de glace pendaient du toit, au-dessus de moi. Aucune trace ne marquait la neige. Elle semblait fraîche, et n’était pas très épaisse.

« Azriel ! » appelai-je. Pourquoi cette anxiété ? Avais-je peur pour lui ? Oui. Je craignais pour lui, pour moi, pour ma santé mentale, pour mon équilibre, pour la sécurité et la paix de ma vie entière…

Je refermai la porte et m’éloignai de la maison. Le froid me brûlait le visage et les mains. C’était parfaitement idiot et je le savais. La fièvre allait revenir. Je ne pouvais pas rester dehors.

Je l’appelai à plusieurs reprises ; en vain. Tout autour de moi, le paysage alourdi de neige était magnifique. Les sapins portaient leur blancheur avec dignité, et les étoiles du soir commençaient à briller. Le soleil avait disparu. C’était le crépuscule.

Je remarquai la voiture, un peu plus loin ; je l’avais eue tout ce temps dans mon champ de vision, mais sans la voir, parce qu’elle était couverte de neige. Une idée me vint. En me hâtant dans sa direction, je sentis mes pieds déjà engourdis.

Le coffre contenait un vieux téléviseur portable, semblable à ceux que les pêcheurs emportent en mer ; un appareil avec un très petit écran et une poignée incorporée, qui ressemblait un peu à une torche électrique géante. Il fonctionnait avec des piles, et je ne m’en étais pas servi depuis des années. Je le pris et regagnai la maison en courant.

À peine avais-je refermé la porte que j’eus l’impression de trahir Azriel, comme si j’avais voulu espionner son monde – le monde de Belkin, le monde hideux du terrorisme et de la violence engendrés par le Temple de l’Esprit. Je ne devrais pas en avoir besoin, pensais-je. Bah, il ne va peut-être même pas fonctionner !

Je m’assis près du feu, déchaussai mes bottes, et me réchauffai les pieds et les mains. Quelle bêtise, me répétais-je, quelle bêtise ! Mais je ne tremblais pas. J’allai chercher des piles dans ma réserve et je revins m’installer dans mon fauteuil.

Je sortis l’antenne et commençai à manipuler les touches. Je n’avais jamais utilisé cet appareil ici. Il était dans la voiture depuis une éternité. Si je m’en étais souvenu avant de partir, je ne l’aurais pas emporté. Je m’en étais servi en bateau, des années auparavant, quand j’allais pêcher, et, maintenant comme naguère, il fonctionnait. Il commença par produire des éclairs noir et blanc, des lignes en zigzag, puis enfin une « voix de journal télévisé », très distincte, qui résumait les nouvelles avec toute l’autorité d’une chaîne de télévision.

Je haussai le son. L’image dansait, se tortillait, sautait, mais la voix était très claire. La guerre dans les Balkans avait pris un terrible virage. Les bombes lâchées sur Sarajevo avaient fait de nombreuses victimes dans un hôpital. Au Japon, le chef de la secte avait été arrêté pour conspiration d’assassinat. Un meurtre avait eu lieu dans une ville voisine. Les phrases brèves et rapides se succédaient… l’image s’améliorait. Je vis une commentatrice, un visage de journal télévisé, peu distinct, mais qui m’aidait à me concentrer sur la voix.

« … les horreurs du Temple de l’Esprit continuent. Tous les membres du temple bolivien sont morts après avoir mis le feu à leur domaine au lieu de se rendre aux forces de l’ordre. Pendant ce temps, les arrestations se poursuivent à New York parmi les disciples de Gregory Belkin. »

J’étais excité. Je pris le téléviseur et le rapprochai pour mieux regarder. Je vis défiler rapidement les images floues des personnes arrêtées, enchaînées et menottes aux mains.

« … suffisamment de gaz empoisonné à New York pour tuer la population tout entière. Les autorités iraniennes ont confirmé aux Nations unies que tous les membres du Temple de Belkin étaient sous les verrous, mais, d’après les experts, la question de l’extradition des terroristes vers les États-Unis devrait prendre un temps considérable. Tous les produits chimiques en leur possession ont été saisis. »

Encore des images, des visages, des hommes, des tirs, un incendie – un terrible incendie, réduit entre mes mains à un scintillement noir et blanc. Puis le visage radieux de la commentatrice, changeant de ton tandis qu’elle regardait bien en face la caméra… et moi.

« Qui était Gregory Belkin ? Y avait-il en vérité deux frères, Nathan et Gregory, comme le soupçonnent les proches du célèbre chef de la secte ? Il reste deux corps, l’un enterré dans le cimetière juif, l’autre à la morgue de Manhattan. Bien que les membres de la communauté hassidique de Brooklyn, fondée par le grand-père de Belkin, refusent de parler aux autorités, la justice poursuit son enquête sur les deux hommes. »

Le visage de la femme s’évanouit. Azriel apparut. Une mauvaise mise au point, mais une photo de lui, indubitablement.

« Pendant ce temps, l’homme accusé du meurtre de Rachel Belkin, et qui pourrait être impliqué dans l’entière conjuration, est toujours recherché. »

Suivait toute une série de photos, visiblement glanées sur des films de surveillance vidéo – Azriel sans barbe ni moustache, qui traversait le hall d’un immeuble ; Azriel dans la foule, prostré au-dessus du corps d’Esther Belkin ; Azriel en gros plan, toujours glabre, et passant une porte, regardant droit devant lui. Se succédèrent des photos floues visiblement prises par d’autres caméras de surveillance vidéo, dont une d’Azriel marchant au côté de Rachel Belkin, la mère d’Esther, l’épouse de Gregory, comme me l’apprit la commentatrice. De Rachel, je ne vis qu’un corps élancé, des chaussures à talons incroyablement hauts, et des cheveux crêpés. Mais c’était bel et bien Azriel.

J’étais fasciné.

Le visage d’un fonctionnaire chauve et transi de froid, sans doute à Washington, apparut soudain pour assener cette déclaration rassurante :

« Il n’y a absolument plus aucune raison de craindre le Temple de l’Esprit. Toutes ses bases ont été découvertes et perquisitionnées par la police, brûlées par leurs propres membres, ou entièrement démantelées. Tous les membres de l’organisation sont sous les verrous. Quant à l’homme mystérieux, impliqué dans l’assassinat de Rachel Belkin, nous ne disposons d’aucun témoignage le concernant. Il pourrait avoir péri parmi les centaines de victimes de l’incendie du temple de New York, qui a duré vingt-quatre heures avant que les pompiers ne parviennent à le maîtriser. »

Un autre commentateur prit le micro, encore plus imbu de son autorité et peut-être en colère. « Le Temple est neutralisé ; le Temple a été démantelé ; au moment même où nous vous parlons, une enquête est en cours sur des manipulations bancaires. Des arrestations ont eu lieu dans les communautés financières de Paris, de Londres et de New York. »

Il y eut des grésillements et des éclats de lumière blanche sur le petit écran. Je l’éteignis ; j’aurais pu chercher une autre chaîne, mais j’en avais appris suffisamment.

Je toussai à plusieurs reprises, surpris par la profondeur et la douleur de cette toux, puis je tentai de me souvenir. Rachel Belkin. Assassinée à Miami, quelques jours après Esther Belkin.

Des jumeaux. Je me rappelai la photo que m’avait montrée Azriel – le hassid, avec la barbe, les papillotes et le chapeau.

Il me revint que Rachel avait été l’épouse de Gregory – une femme mondaine, critique déclarée du Temple de l’Esprit ; le nom de cette femme avait attiré mon attention, une fois, dans un reportage sur les funérailles d’Esther. Les caméras avaient suivi la mère jusqu’à une voiture noire, tandis que des voix réclamaient son opinion. Sa fille avait-elle été tuée par des ennemis de Belkin ? Était-ce une conspiration de terroristes du Proche-Orient ?

Un vertige m’envahit, je retournai me coucher. J’étais fatigué, j’avais soif. Je me couvris, puis me redressai un peu pour boire de l’eau au goulot. Je bus à grands traits, puis je m’étendis à nouveau et me mis à songer.

Ce qui paraissait réel n’était pas la télévision, avec ses comptes rendus sibyllins. Ce qui paraissait réel était cette pièce, le feu qui dansait, et la présence récente d’Azriel.

Ce qui paraissait réel, c’était l’image du chaudron rempli d’un liquide bouillant, ainsi que l’idée innommable d’être plongé dedans. Je fermai les yeux.

Puis je l’entendis chanter à nouveau.

« Au bord des fleuves de Babylone nous étions assis, oui, et nous pleurions au souvenir de Sion. »

Je m’entendis le chanter aussi.

« Revenez, Azriel, revenez ! Dites-moi ce qui est arrivé d’autre ! » appelai-je. Puis je m’endormis.

Le bruit de la porte qui s’ouvrait me réveilla. Il faisait complètement nuit dehors, et dans la pièce régnait une chaleur délicieuse. Toute sensation de froid m’avait quitté.

Debout devant l’âtre, une silhouette contemplait les flammes. Je poussai un petit cri avant de me ressaisir. Rien de vraiment courageux.

Une ombre se dissipa autour de la silhouette, révélant Gregory Belkin, tout au moins sa tête et ses cheveux, qui redevinrent presque aussitôt les épaisses boucles d’Azriel, encadrant son visage empreint d’un air maussade. Une odeur putride emplit la pièce, comme une odeur de morgue, puis s’atténua.

Redevenu lui-même, Azriel, dos tourné, étendit les bras et prononça quelques mots, sans doute en sumérien. Il récitait une invocation ; se répandit alors une senteur exquise.

Je clignai des yeux. Je pouvais distinguer les pétales de rose dans l’air. Je les sentais sur mon visage. L’odeur de morgue s’était évanouie.

Il étendit à nouveau les bras devant le feu, et il se transforma en une pâle image de Gregory Belkin ; il trembla, et aussitôt sa propre forme l’engloutit. Il laissa retomber ses bras avec un soupir.

Je sortis de mon lit, et allai prendre le magnétophone.

— Puis-je le mettre en marche ?

Je levai les yeux, et le vis cette fois à la pleine lumière du feu : il portait un costume de velours bleu bordé d’un antique motif doré au col, aux poignets et aux jambes. Il arborait une large ceinture de même couleur et brodée d’or. Son visage paraissait un peu plus âgé qu’avant.

Je me levai et m’approchai de lui aussi poliment que possible. Qu’est-ce qui avait changé, exactement ? Eh bien, sa peau était un peu plus foncée, comme chez un homme qui aurait vécu au soleil, ses yeux étaient nettement plus marqués, les paupières plus molles, moins parfaites, peut-être plus belles. Je distinguais les pores de sa peau et les petits cheveux noirs, délicats, à l’orée de sa chevelure.

— Que voyez-vous ? demanda-t-il.

Je m’assis près du magnétophone.

— Tout est un peu plus foncé et un peu plus précis.

Il acquiesça.

— Je ne peux plus prendre à mon gré l’aspect de Gregory Belkin. Et je ne peux emprunter très longtemps une autre forme. Je ne suis pas assez savant pour comprendre. Un jour, on expliquera cela facilement par une banale histoire de particules et de vibrations.

J’étais dévoré de curiosité.

— Avez-vous tenté de prendre la forme de quelqu’un que vous aimeriez peut-être un peu plus que Gregory Belkin ?

Il secoua la tête.

— Je pourrais me rendre très laid pour vous effrayer, mais je n’ai aucune envie d’être laid. Je ne veux effrayer personne. La haine m’a quitté, et j’imagine qu’elle a emporté un peu de ma force. Pourtant, je peux faire des tours. Regardez.

Il plaça ses mains autour de son cou, et les fit glisser lentement le long du plastron brodé de sa tunique, révélant un collier de disques d’or gravés comme des pièces anciennes. La maison trembla sur sa base, le feu s’embrasa un instant.

Il souleva le collier, pour m’en montrer la solidité et le poids, puis le laissa retomber.

— Vous avez peur des animaux ? s’enquit-il. L’idée de porter des peaux vous dégoûte ? Je ne vois ici aucune peau chaude, comme une peau d’ours, par exemple.

— Je n’ai pas peur, non. Ni dégoût.

La température de la pièce s’éleva considérablement, le feu s’embrasa à nouveau comme si quelqu’un avait soufflé dessus, et je me retrouvai emmitouflé dans une grande couverture sombre en peau d’ours, doublée de soie. Je sortis une main et tâtai la fourrure. Elle était épaisse, somptueuse, et me rappela brièvement les forêts russes, et les personnages de roman toujours vêtus de fourrure. Je songeai à ces Juifs qui portaient des chapeaux de fourrure, en Russie – et qui en portent peut-être encore.

Je me redressai, en disposant confortablement la couverture autour de moi.

— C’est vraiment magnifique ! m’exclamai-je.

Je tremblais. Tant de pensées se bousculaient en moi que j’en restai muet. Il poussa un profond soupir et s’effondra dans son fauteuil.

— Cela vous a exténué, dis-je. Les changements, les tours.

— Oui, en effet. Mais je ne suis pas trop fatigué pour parler, Jonathan. Simplement, il y a des limites à ce que je puis faire… mais bah… qui sait ? Qu’est-ce que Dieu me veut ? Je pensais juste que cette fois, après la cérémonie, l’Échelle viendrait… ou un profond sommeil. J’imaginais tant d’événements… Et je voulais en finir.

Il marqua une pause.

— J’ai appris quelque chose, reprit-il. J’ai appris, ces deux derniers jours, que raconter une histoire n’est pas ce que je croyais.

— Expliquez-vous.

— Je pensais que le fait de parler du chaudron expulserait la douleur. Erreur. Faute de pouvoir haïr, de pouvoir rassembler ma colère, j’éprouve du désespoir.

Il se tut.

— Je veux que vous me racontiez toute l’histoire. Vous y croyez. C’est pour cela que vous êtes venu, pour tout raconter.

— Je la terminerai, parce que… il faut que quelqu’un sache. Que quelqu’un enregistre. Et par courtoisie à votre égard, parce que vous êtes aimable, vous écoutez, et je pense que vous voulez vraiment savoir.

— Oh oui ! Mais je dois vous dire qu’une telle cruauté était difficile à imaginer… Et que votre propre père vous y ait abandonné ! Une mort aussi calculée ! Lui pardonnez-vous ?

— Pas en ce moment. Le seul fait de le dire n’a pas produit le pardon. Cela m’a rapproché de lui, de le lui dire, de le voir.

— Il n’avait pas votre force. Sur ce point il avait raison.

Un silence s’instaura entre nous. Je pensais à Rachel Belkin, au meurtre de Rachel Belkin, mais je demeurais silencieux.

— Cela vous a plu, de marcher dans la neige ? demandai-je.

Il se tourna vers moi, surpris, et sourit. D’un sourire lumineux, et doux.

— Oui. Mais vous n’avez pas touché au dîner que je vous avais préparé. Non, restez assis, je vais le servir, avec une de vos cuillères en argent.

Sitôt dit, sitôt fait. Je mangeai une assiettée de ragoût tandis qu’il me regardait, bras croisés.

Je posai mon assiette vide, aussitôt il la prit, ainsi que la cuillère. J’entendis couler l’eau : il les lavait. Il me rapporta un petit bol d’eau propre et une serviette, comme on aurait pu le faire dans un autre pays. Je n’en avais pas besoin, cependant j’y trempai les doigts, et je m’essuyai la bouche avec la serviette, ce qui était très agréable, puis il remporta le tout.

C’est alors qu’il vit le petit téléviseur de bord. J’avais dû le laisser trop près du feu. J’en éprouvai un soudain embarras, comme si j’avais espionné son univers en son absence, pour vérifier, en quelque sorte, ce qu’il m’avait révélé. Il regarda longuement l’appareil, puis détourna les yeux.

— Il fonctionne ? Il vous a parlé ? s’enquit-il sans enthousiasme.

— Des nouvelles d’une ville voisine, par satellite, je pense, sur une chaîne locale. Les temples de Belkin ont été perquisitionnés, des gens arrêtés, et on rassure le public.

Il laissa passer un long moment avant de répondre :

— Il y en a peut-être d’autres – peut-être – qu’ils n’ont pas encore trouvés, mais l’humain en eux est mort. Quand vous rencontrez ces gens-là, armés jusqu’aux dents et jurant de s’immoler avec toute la population de la région, vous avez envie de… les abattre sur place.

— Ils ont montré votre visage, dis-je. Bien rasé.

Il rit.

— Ce qui signifie que jamais ils ne me reconnaîtront, sous cette toison.

— Surtout si vous coupez la partie la plus longue, mais ce serait dommage.

— Ce n’est pas la peine : je peux toujours faire l’essentiel.

— Qui est ?

— Disparaître.

— Ah ! je suis heureux de l’entendre. Savez-vous qu’on vous recherche ? Ils ont parlé du meurtre de Rachel Belkin.

Il ne parut ni surpris, ni insulté, ni même troublé.

— C’était la mère d’Esther. Elle ne voulait pas mourir dans la maison de Gregory. Le plus curieux, c’est que, lorsqu’il a regardé son corps privé de vie, il a eu du chagrin. Je crois qu’il l’aimait. On oublie que de tels hommes peuvent aimer.

— Voulez-vous m’avouer la vérité ? L’avez-vous tuée ?

— Je ne l’ai pas tuée, répondit-il simplement. Ils le savent. Ils étaient là. Pourquoi prendraient-ils encore la peine de me chercher ?

— Le Temple est englué dans une longue histoire de conspiration, de banques, de complots, de trafic d’influence… Vous êtes l’homme mystérieux.

— Ah oui. Mais, je le répète, je peux disparaître.

— Rentrer dans les ossements ?

— Ah ! les ossements d’or.

— Vous êtes prêt à me raconter ?

— Je réfléchis à la manière de le faire. Encore une chose, avant d’en venir à la mort d’Esther Belkin : j’ai eu des maîtres que j’ai vraiment aimés. Je devrais vous en dire un peu plus.

— Vous ne me parlerez pas d’eux tous ?

— Il y en a trop. Certains ne méritent pas qu’on s’en souvienne, et j’ai oublié les autres. Je veux vous en décrire deux. Le premier et le dernier maître auxquels j’aie obéi. J’ai cessé d’obéir à quiconque. Je tuais quand on m’appelait – non seulement l’homme ou la femme qui m’appelaient, mais tous ceux qui avaient assisté à l’appel. J’ai agi ainsi pendant des années. Ensuite, les os ont été enfermés avec des avertissements en hébreu, en allemand et en polonais, et plus personne ne prenait le risque d’appeler le Serviteur des Ossements.

— Vous paraissez plus gai, à présent. Plus reposé.

— Ah oui ? Il rit. Comment cela se fait-il ? J’ai dormi et je suis fort. Très fort, sans doute. Et l’histoire me revigore, d’une certaine façon. Il soupira. Je ne connais guère de vie dans la mort qui ne soit douloureuse, reprit-il. Mais, étant un démon de puissance, je le mérite probablement. Le dernier maître auquel j’ai obéi était un Juif de la ville de Strasbourg ; on y a brûlé tous les Juifs, auxquels on attribuait la peste noire.

— Ce devait être au XIVe siècle.

— En l’an 1349, précisa-t-il. J’ai vérifié. On a tué les Juifs dans l’Europe entière, parce qu’on les rendait responsables de l’épidémie de peste noire.

— Je sais, oui. Il y a eu depuis quantité d’autres holocaustes.

— Savez-vous ce que disait Gregory, notre bien-aimé Gregory Belkin, quand il se prenait pour mon maître et croyait que j’allais l’aider ?

— Je ne peux pas le deviner.

— Il prétendait que s’il n’y avait pas eu la peste noire en Europe l’Europe serait aujourd’hui un désert. Il expliquait que la population avait perdu toute mesure : on abattait les arbres à une telle vitesse que les forêts de la vieille Europe disparaissaient les unes après les autres ; les forêts d’Europe que nous connaissons datent du XIVe siècle.

— C’est vrai. Mais est-ce ainsi qu’il justifiait le meurtre ?

— Oh, c’était juste un moyen parmi d’autres. Gregory était un homme extraordinaire, figurez-vous, car il était honnête.

— Fonder ce Temple mondial pour le remplir de terroristes est plutôt l’œuvre d’un fou, non ?

— Non. Il secoua la tête. Juste, impitoyable et honnête. Il m’a expliqué un jour qu’un homme avait changé l’histoire du monde. Je pensais qu’il allait me citer le Christ, Cyrus le Perse ou Mahomet. Mais il a nommé Alexandre le Grand. C’était son modèle. Gregory était parfaitement sain d’esprit. Il avait l’intention de couper un colossal nœud gordien. Il a presque réussi. Presque…

— Comment l’en avez-vous empêché ? Comment cela s’est-il passé ?

— Un défaut fatal l’en a empêché. Connaissez-vous, dans l’antique religion des Perses, la légende selon laquelle le mal serait entré dans le monde non par le péché, non par Dieu, mais par erreur ? Une erreur rituelle ?

— J’en ai entendu parler. Vous évoquez là des mythes très anciens, des fragments du zoroastrisme.

— Oui. Les mythes que les Mèdes ont transmis aux Perses, et les Perses aux Juifs. Aucune désobéissance. Une erreur de jugement. La légende se répète dans la Genèse, vous ne trouvez pas ? Ève commet une erreur de jugement. Elle enfreint une loi rituelle. C’est différent du péché, non ?

— Je l’ignore. Si je le savais, je serais un homme plus heureux.

Il rit.

— Ce qui a fait échouer Gregory, c’est une erreur de jugement.

— Comment ?

— Il s’est imaginé que ma vanité était aussi grande que la sienne. Ou peut-être a-t-il seulement mal évalué mon pouvoir, mon désir d’intervenir… Il pensait que ses idées m’enthousiasmeraient ; il les croyait irrésistibles. S’il ne m’avait pas affirmé des choses déterminantes au moment approprié, il m’aurait été impossible, même à moi, de faire échouer son plan. Mais il avait besoin de raconter, de se vanter, de se faire admirer et aimer… Même de moi, je crois.

— Savait-il que vous étiez le Serviteur des Ossements, un esprit ?

— Oh oui ! Mais j’y viendrai.

Il s’enfonça dans son siège. Je vérifiai les magnétophones, changeai les cassettes, et notai des indications sur les étiquettes pour ne pas me tromper par la suite. Je posai les deux appareils sur le rebord de l’âtre.

Il me regardait avec intérêt et bienveillance, mais semblait répugner à commencer, tout en désirant le faire.

— Cyrus le Perse a-t-il tenu parole ? demandai-je. Vous a-t-il vraiment envoyé à Milet ? J’ai du mal à croire que Cyrus le Perse ail tenu parole…

— Ah oui ? Il sourit. Pourtant, il a tenu parole envers Israël, comme vous le savez. Les juifs ont été autorisés à quitter Babylone ; ils sont retournés chez eux, ont reconstitué le royaume de Judée et reconstruit le Temple de Salomon. Cyrus a tenu parole envers les peuples qu’il a conquis, en particulier les Juifs. Souvenez-vous, la religion de Cyrus ne différait pas tellement de la nôtre. Au fond, c’était une religion de… d’éthique, non ?

— Oui, et je sais que, sous l’autorité de la Perse, Jérusalem a prospéré.

— Oh oui, pendant des centaines d’années. Jusqu’à l’époque romaine, en fait, du commencement des rébellions jusqu’à la défaite de Massada. À l’époque, j’ignorais ce qui allait suivre. Mais je savais que Cyrus tiendrait parole, qu’il m’enverrait à Milet. J’ai eu confiance dès l’instant où j’ai posé les yeux sur lui. Ce n’était pas un menteur. Enfin, pas autant que la plupart des hommes.

— S’il avait ses propres sages, pourquoi aurait-il laissé quelque chose… quelqu’un d’aussi puissant que vous, lui échapper ?

— Il avait hâte de se débarrasser de moi ! Et, franchement, ses sages aussi ! Il ne m’a pas laissé échapper. Il m’a envoyé à Zurvan, le mage le plus puissant de sa connaissance, qui lui était loyal. Zurvan était riche et vivait à Milet, que Cyrus avait conquise comme Babylone : sans la moindre escarmouche. Par la suite, les Grecs de ces cités ioniennes allaient se soulever contre les Perses. Mais à l’époque où, foudroyant du regard le grand roi, je l’implorais de m’envoyer à un puissant magicien, Milet était une cité grecque florissante sous domination perse.

Il m’observa. J’allais poser une autre question, mais il m’interrompit.

— Vous n’auriez pas dû sortir dans le froid. Vous avez de la fièvre. Je vais vous chercher de l’eau fraîche, puis nous poursuivrons.

Il alla chercher une bouteille près de la porte. Elle était bien fraîche, je le voyais, et j’avais soif. Je le vis verser l’eau dans un gobelet d’argent. Il n’était pas ancien, il paraissait plutôt neuf, peut-être même fabriqué industriellement, mais il était beau, et l’eau le rendait très froid. On aurait dit le Graal, ou un calice, une coupe à laquelle aurait pu boire un Babylonien. Ou Salomon.

Un autre, identique, était posé devant le fauteuil.

— Comment avez-vous fait ces gobelets ?

— Comme je fais mes vêtements. En appelant toutes les particules nécessaires à se rassembler discrètement et efficacement. Je ne suis pas tellement fort pour la conception des gobelets. Si mon père les avait conçus, ils auraient été splendides. J’ai simplement ordonné aux particules de constituer un beau gobelet dans le style contemporain… Je dois employer plus de paroles et y investir plus d’énergie, mais, grossièrement, c’est ainsi que je procède.

Je hochai la tête, reconnaissant.

Je bus toute l’eau. Il remplit à nouveau le gobelet. Je bus. C’était un objet solide, en argent massif. Je l’examinai. Il s’ornait d’une classique frise de bacchanale – des grappes de raisin autour du bord – et d’un pied très simple. Il était très beau.

Je le tenais à deux mains, avec tendresse, admirant sa courbure délicate et l’élégance de la frise, lorsque j’entendis un faible son en sortir et sentis un infime mouvement d’air sous mes narines. Mon nom s’inscrivait sur la paroi. En hébreu. Jonathan Ben Isaac. L’inscription se traça tout autour, fine et parfaite.

Je levai les yeux vers Azriel. Bien carré dans le fauteuil, il avait les yeux clos. Il prit une profonde inspiration.

— La mémoire est tout, souffla-t-il doucement. Ne pensez-vous pas qu’on puisse vivre avec l’idée d’un dieu imparfait, l’essentiel étant que sa mémoire soit sans faille ?

— Qu’il sache tout, voulez-vous dire. Nous souhaitons qu’il oublie nos transgressions.

— Oui, sans doute.

Il remplit d’eau l’autre timbale, anonyme mais identique à la mienne, et but. Puis il se reposa à nouveau, rêvant, fixant le feu et soupirant.

Quel effet cela ferait-il de vivre dans un univers de créatures comme lui ? songeais-je. Comment était le temple d’Esagil ? Empli d’hommes barbus, vêtus de longues tuniques, ruisselants d’ornements en or et resplendissants de certitude ?

— Savez-vous, commença-t-il en souriant, que les anciens Perses croyaient… que, pendant le dernier millénaire avant la Résurrection finale, les hommes renonceraient peu à peu à la consommation de viande, de lait, et même de plantes, et qu’ils ne s’alimenteraient plus que d’eau pure ?

— Puis viendrait la Résurrection.

— Oui, le monde des ossements se lèverait… la vallée des ossements reviendrait à la vie… J’y pense parfois, quand j’ai besoin de consolation. Je me dis que les anges de puissance, les démons de puissance, les choses comme moi… sommes simplement la dernière étape des humains : nous pouvons nous contenter d’eau pour vivre. Ainsi… nous ne sommes pas impies. Nous sommes simplement très en avance.

— Pour certains, nos corps terrestres ne sont qu’une étape biologique, répliquai-je. Les esprits en constituent une autre, ce n’est qu’une affaire d’atomes et de particules, comme vous le disiez.

— Prêtez-vous attention à ces gens-là ?

— Bien sûr. Je ne crains pas la mort. J’espère que ma lumière rejoindra la lumière de Dieu – peut-être n’y parviendra-t-elle pas. Mais je prête une grande attention aux croyances d’autrui. Notre époque n’est pas indifférente, même si elle en donne l’impression.

— Oui, je vous l’accorde. C’est une époque pragmatique, dont la décence est la vertu cardinale – des vêtements décents, une protection décente, une alimentation décente…

J’acquiesçai.

— C’est également une époque de réflexion spirituelle riche et intense. Peut-être la seule où une telle réflexion n’implique aucune sanction car, somme toute, on peut prêcher librement sans se retrouver emprisonné et enchaîné. Il n’y a pas d’Inquisition.

— Si, l’Inquisition est bien vivante dans les cœurs des intégristes, quelle que soit leur religion. Cependant, dans la majeure partie du monde, ils n’ont pas le pouvoir de condamner au supplice le prophète ou le blasphémateur. L’avez-vous observé ?

— Oui.

Il y eut un silence.

Il se redressa, visiblement désireux de parler à nouveau. Il se tourna légèrement vers moi, le coude gauche un peu en retrait, le bras étendu sur le bras du fauteuil. L’or, sur le velours bleu, traçait des cercles et des boucles, suivant un motif qui semblait avoir une histoire, peut-être même un nom. C’était un épais fil d’or, brillant à la lueur du feu.

Il jeta un coup d’œil aux cassettes. Je fis un geste exprimant que nous étions tout ouïe, les cassettes et moi.

— Cyrus a tenu parole, commença-t-il. Envers tous, aussi bien la famille de mon père que les Hébreux de Babylone. Tous les Hébreux qui le souhaitaient sont retournés à Sion pour reconstruire le Temple, et jamais les Perses n’ont été cruels envers la Palestine – les problèmes n’ont commencé que des siècles plus tard, avec les Romains. Vous savez que beaucoup de Juifs sont restés à Babylone. Ils y ont étudié et ont composé le Talmud, car Babylone était une ville d’érudition, jusqu’au jour terrible où elle a été brûlée et détruite – beaucoup plus tard. Je voulais d’abord vous parler des deux maîtres qui m’ont enseigné tout ce qui devait m’être utile.

J’acquiesçai. Il laissa s’instaurer un silence que je me gardai de troubler. Je contemplai le feu et, l’espace d’un instant, je ressentis un vertige, comme si le rythme de la vie, mon cœur, mon souffle, le monde lui-même avaient peu à peu ralenti. Dans l’âtre brûlait un bois que je n’avais pas apporté. Du cèdre, du chêne, et bien d’autres essences. Il était odorant et craquait ; je songeai à nouveau que j’étais peut-être mort, que j’avais atteint une étape mentale entre vie et mort. Je humais des effluves d’encens, tandis qu’un sentiment d’ineffable bonheur m’envahissait. Je savais que j’étais malade. J’avais mal dans la poitrine et la gorge, mais je me sentais heureux. Qu’importe si je suis mort, songeai-je.

— Vous êtes vivant, dit Azriel d’une voix douce et régulière. Que Dieu éternel vous bénisse et vous protège.

Il m’observait en silence.

— Qu’y a-t-il, Azriel ?

— Je vous aime beaucoup, déclara-t-il. Pardonnez-moi. Je connaissais vos livres, je les aimais, mais je ne savais pas… que je vous aimerais aussi. J’imagine maintenant ce que va être mon existence… Je perçois légèrement le sort que Dieu m’a réservé… mais parlons du passé, et non pas de Dieu ni du futur…

Le sortilège de Babylone
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